Arguments ad hominem et normes de communication académique

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Dans les pages de la revue Sociologie, trois sociologues ont récemment accusé une collègue d’avoir eu des propos irrespectueux. Leur échange soulève des questions intéressantes sur les normes de communication académique que l’on souhaite promouvoir1.

Tout commence dans l’article « Nos objets et nous-mêmes : connaissance biographique et réflexivité méthodologique » (2022), où la sociologue Isabelle Clair parle d’une « norme de l’effacement du biographique » qui serait courante parmi les sociologues. Elle tient alors les propos suivants : 

« Les manques des chercheur·es transparent·es sont même érigés en standards au regard desquels le savoir disciplinaire doit s’édifier collectivement. C’est ainsi que diverses prénotions, méconnues comme telles, sont institutionnalisées au rang de connaissances et sont d’autant plus difficiles à défaire. Par exemple, la revendication du monopole explicatif de la classe contre les théories intersectionnelles dans certains secteurs de la sociologie française contemporaine (i.e. Mauger, 2013 ; Beaud & Noiriel, 2021) est particulièrement portée par des hommes – blancs, hétérosexuels, etc. – qui perçoivent bien, mais sans parvenir à le thématiser tant l’épistémologie du point de vue situé – qu’ils ne lisent pas – leur fait horreur, que la critique à laquelle ils font face ne remet pas seulement en cause les résultats de leur recherche mais les raisons biographiques pour lesquelles ils défendent leurs propres angles morts – et les intérêts d’hommes d’autres groupes sociaux que les leurs. Ils découvrent, dans l’interpellation formulée à l’encontre de leurs options théoriques, une remise en cause qui ne concerne pas seulement leur travail mais leur identité sociale – or, ce n’est pas agréable, tou·tes les chercheur·es marqué·es, qui en sont coutumier·es, le savent bien (voir Skeggs, 2015 [1997], p. 69). »

Dans un « droit de réponse » 2 publié dans la même revue, Stéphane Beaud, Gérard Mauger et Gérard Noiriel – les trois chercheurs visés dans le passage en question (BMN par la suite) – jugent que ce passage ne respecte pas les « règles élémentaires d’une discussion argumentée » et les « principes élémentaires du débat scientifique ». Selon eux, non seulement ces propos contiennent des faussetés, mais ils sont aussi diffamatoires et révèlent « des “façons de faire” qui cherchent à discréditer sans preuves ni arguments ».
En réaction à ce texte, le comité éditorial de la revue, quant à lui, « tient à exprimer son désaccord avec la forme virulente de celui-ci ainsi qu’avec plusieurs éléments de fond ». Ils se défendent notamment de l’accusation de manquements dans le processus de relecture et de sélection de l’article.

Un certain nombre de propos m’ont étonné. Qualifier d’« insultant » le passage de Clair, comme le font BMN, me semble plutôt exagéré (quand bien même on juge le passage problématique à d’autres égards). Quant à la réaction de la revue, elle tourne un peu autour du pot en se gardant bien de juger directement les propos de Clair. À la place, le comité se contente de rappeler que le processus de relecture a été sérieux puisqu’« aucune des quatre évaluations n’a jugé le passage incriminé problématique », que « [c]es quelques lignes [dans le passage de Clair] ne sont d’ailleurs pas centrales » (et alors ?), et que « le travail effectué par l’auteure pour la deuxième version était important et dans le sens des remarques qui lui avaient été faites » (de nouveau : et alors ?). Rien de tout cela n’aborde vraiment le cœur de l’accusation de BMN, ce que je trouve assez dommage.
Par ailleurs, le comité écrit qu’il « aurait préféré que les auteurs écrivent un véritable article scientifique qui démontre en quoi les analyses de l’article d’Isabelle Clair ne sont pas fondées ». Là-aussi, ça me semble passer complètement à côté de l’accusation de BMN : l’enjeu n’est pas, selon eux, une question scientifique, le genre de question auquel on peut consacrer un article de fond. Le problème touche plutôt à des normes d’intégrité scientifique – Clair énoncerait des « contre-vérités » – et aux normes de communication à respecter – Clair les aurait insulté.

Quelles sont donc ces normes de communication, exactement ?  C’est une question loin d’être évidente.

  1. On pourrait peut-être reprocher aux propos de Clair leur caractère rhétorique : les hypothèses qu’elle émet sur les motivations de BMN servent un projet de décrédibilisation de BMN qui ne passe pas par un argumentaire explicite. Or, on pourrait imaginer qu’un discours académique se doit de proscrire toute figure rhétorique et ne proposer à la place que des arguments en bonne et due forme. Cette norme semble plutôt séduisante, mais très loin des pratiques actuelles – le discours académique, en sociologie et ailleurs, regorge de figures rhétoriques qui se substituent à l’argumentation explicite. Il serait peu approprié de juger Clair à l’aune d’une norme aussi ambitieuse.

  2. Comme certains commentateurs sur Twitter, on pourrait reprocher aux propos leur caractère ad hominem. Clair parle des chercheurs eux-mêmes, non de leurs travaux, et elle leur attribue certaines motivations. Ce qui ressort du passage, c’est que BMN seraient – selon Clair – dans une sorte de tension un peu embarrassante, dans l’incapacité de mettre des mots sur ce qu’ils ressentent en rejetant précisément la théorie qui leur aurait permis de sortir de leur dissonance cognitive. Ne faut-il pas proscrire les accusations ad hominem ?
    Je ne pense pas. Interdire de discuter des personnes impliquées dans le débat scientifique – de leurs croyances, leurs motivations, etc. – ne me semble pas une bonne idée. On peut avoir des visions différentes de la place que doit prendre cette discussion dans le débat scientifique, mais l’idée que ces éléments sont parfois pertinents pour éclairer le débat me semble consensuelle. Par exemple, dans une revue de littérature faisant le point sur une question controversée, la mention de conflits d’intérêt financiers affectant certains auteurs et leurs travaux me semblerait judicieuse. De façon plus générale, explorer les motivations diverses des chercheurs peut aider à mieux cerner leur démarche et ses limites.

Doit-on conclure qu’aucune norme de communication académique n’a été transgressée ? Je pense que ce qu’on pourrait reprocher à Clair, c’est peut-être la combinaison des deux : (1) faire des hypothèses sur les motivations de ses interlocuteurs et (2) le faire d’une façon cavalière et rhétorique. Ce qui touche aux motivations personnelles constituant souvent un sujet délicat, on pourrait raisonnablement exiger, en contexte académique, de faire preuve d’une certaine retenue, en évitant tout ce qui pourrait être compris comme une insulte (notamment le sarcasme ou la moquerie) et en faisant un effort marqué d’argumentation. La norme académique à respecter pourrait donc être quelque chose comme ça : 

Toute hypothèse portée sur les attitudes et les motivations d’autres participants dans le débat académique doit être (1) formulée explicitement et (2) argumentée (l’hypothèse doit être soutenue par des éléments probants et elle doit contribuer à un argument spécifique).

Les propos de Clair ne satisfont peut-être pas cette norme. Il me semble que dans leur genre, ils restent assez timorés (on peut facilement trouver bien pire ailleurs !), mais ils nuisent sans doute au bon déroulement du débat scientifique.

  1. À noter que la controverse s’inscrit plus généralement dans un dialogue parfois houleux entre la sociologie française et un courant intersectionnel à l’influence croissante, mais ce n’est pas ce qui va m’intéresser ici. 

  2. Je n’ai toujours pas compris si le droit de réponse est vraiment une obligation légale ou non, d’ailleurs.