Note de lecture : « Analytic cognitive style is inversely related to meat consumption » de Bègue et Vezirian (2023)
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Pour aller plus loin dans mon exploration des régressions et de l’inférence causale en sciences sociales (déjà commencée ici), je voulais présenter des exemples concrets. J’ai trouvé un article de psychologie récent, « Analytic cognitive style is inversely related to meat consumption » de Bègue et Vezirian (2023), qui se prête bien à l’exercice : (1) il est court, (2) la question à laquelle il cherche à répondre intéresse pas mal de monde, (3) il est direct dans sa méthodologie et dans son analyse statistique (surtout des régressions logistiques), et (4) il est accessible gratuitement en ligne ici.
Résumé
Les auteurs présentent l’hypothèse qu’ils vont évaluer comme suit :
we hypothesise that a reflective cognitive style (Frederick, 2005), which is a disposition to resist intuitive responses in favour of slower, more thoughtful deliberation, is associated with vegetarian food choice.
Cette hypothèse est soutenue par un cadre théorique qui postule deux mécanismes distincts, apparemment appuyés par la littérature existante :
« while the omnivorous diet is a more conformist and mindless food choice, meat and fish exclusion represents a non-modal1 food choice worldwide and a socially and practically costlier behaviour »
« a more reflective cognitive style will also be more influenced by current scientific knowledge on meat externalities and would make more plant-based choices accordingly. »
Pour évaluer leur hypothèse, les auteurs s’appuient sur deux questionnaires en ligne passés dans deux populations différentes. Ils vont ensuite, en gros, regarder la corrélation entre végétarisme (y compris véganisme) et style cognitif (c’est leur analyse bivariée), puis faire des régressions logistiques pour découvrir la contribution respective du style cognitif à l’explication du végétarisme (c’est leur analyse multivariée).
Voilà leurs conclusions pour les deux échantillons :
cognitive reflection is related in a consistent manner to lower meat consumption and a lower adhesion to some cultural beliefs supporting meat consumption […] These results are observed at a bivariate level, as well as when relevant controls such as gender, age and educational level are introduced as statistical controls.
we confirmed that the CRT [le Cognitive Reflection Test, utilisé comme mesure du style cognitif réflexif] was inversely related to diet habits involving meat consumption in another large and more gender-balanced sample. The relationship between diet category and the CRT remained significant when we introduced two personality variables, need for cognition and self-esteem.
Quelle ambition causale ?
L’article offre une bonne illustration de certaines ambigüités qu’on trouve souvent autour de la causalité. En psychologie, la distinction entre causalité et simple association statistique est en général explicitement faite (« corrélation n’est pas causalité ! »), mais il est aussi d’usage de réserver l’inférence causale aux méthodes expérimentales2, ce qui est plus contestable.
Ici, puisque les auteurs s’appuient seulement sur les réponses à des questionnaires, on se trouve dans un contexte non expérimental, ce qui explique qu’ils ne fassent aucune inférence causale explicite3. L’hypothèse que les auteurs étudient est purement associative. Toutefois, malgré les ambitions affichées, la motivation ultime semble bien évidemment causale. C’est visible dans leur cadre théorique sous-jacent, qui spécifie des mécanismes qui peuvent difficilement être interprétés autrement que causalement. Dans ce cas, seule une interprétation causale des résultats pourra en fin de compte corroborer ou infirmer leur existence. L’ambition causale est aussi visible dans la méthode statistique employée, car seule une interprétation causale permet de comprendre leur choix de certaines variables de contrôle spécifiques quand ils font des régressions logistiques.
Puisque l’intérêt principal de cette recherche semble bel et bien causal, reformulons le problème en termes causaux. La question qui les intéresse, c’est de savoir si le syle cognitif réflexif est une cause du végétarisme. Autrement dit, si on pouvait intervenir de l’extérieur pour modifier le style cognitif d’individus en le faisant passer d’intuitif à réflexif, est-ce que cela augmenterait leur probabilité de devenir végétariens à l’avenir ? Montrer qu’il y a juste une association statistique entre le style cognitif et le végétarisme, en calculant par exemple leur coefficient de corrélation linéaire (l’analyse bivariée), ne suffit pas pour répondre à cette question, du moins si on soupçonne qu’il y ait des variables confondantes, c’est-à-dire des variables qui sont à la fois des causes du style cognitif et du végétarisme. Ici, on peut penser au genre, à l’âge, et à une flopée de facteurs sociaux et culturels, le végétarisme étant une pratique clairement socialement située. Au mieux, l’observation de leur corrélation nous donne un indice (assez faible je pense) qu’elles pourraient être causalement liées4.
Or, sous certaines conditions, on peut utiliser la régression logistique pour démêler l’effet causal du style cognitif en présence de variables confondantes. C’est ce que semble vouloir faire les auteurs, en présupposant pour leur première régression un modèle causal comme celui-ci :
« CRT » désigne le Cognitive Reflection Test, utilisé comme mesure du style cognitif réflexif. Dans une régression logistique, l’exponentielle des coefficients B (calculées dans la colonne « Exp (B) ») peut s’interpréter intuitivement : ici, à genre, âge et niveau d’éducation égaux, une augmentation d’un point du CRT augmente de 33% la probabilité d’être végétarien-ne.
Ce modèle semble plutôt solide à première vue. S’il représente bien la réalité (et qu’il n’y a donc pas d’autres variables confondantes omises), et sous réserve que les relations entre ces différentes variables soient linéaires (attention, grosse hypothèse simplificatrice), la régression logistique nous permettrait d’estimer le lien causal entre le style cognitif et le végétarisme. Malgré les hypothèses fortes sur lesquelles un tel modèle repose, le résultat auquel parviennent les auteurs ici – un coefficient significativement différent de zéro et une taille d’effet pas ridicule – me semble venir corroborer l’hypothèse d’un lien causal entre le style cognitif et le végétarisme.
Dans leur analyse du deuxième questionnaire, deux variables explicatives additionnelles, cette fois de nature psychologique, sont ajoutées (le besoin de cognition et l’estime de soi), tandis que la variable de niveau de diplôme n’est plus utilisée. Et là, en revanche, je suis moins confortable dans l’interprétation de cette régression (« NFC » représente la « need for cognition » et « SE » la « self-esteem »).
En général, pour faire de l’inférence causale, il y a deux conditions importantes que les variables explicatives qu’on rajoute – les variables de contrôle – doivent respecter. D’abord, elles ne doivent pas être causées par la variable expliquée, donc ici le végétarisme. C’est une condition qui est sans doute vérifiée ici (mais on pourrait la contester). Ensuite, elles ne doivent pas être causées par la variable explicative dont l’effet causal nous intéresse, ici le style cognitif. Autrement, ce seraient des variables médiatrices, c’est-à-dire des variables via lesquelles passe l’effet causal du style cognitif sur le végétarisme. Dans la mesure où on s’intéresse à son effet causal total, c’est important de ne pas laisser de côté ces effets de médiation. Or, autant les variables comme le genre ou le niveau éducatif remplissaient facilement cette condition (elles mesurent des choses qui précèdent temporellement le style cognitif actuel de l’individu, donc elles sont clairement situées en « amont causal » du style cognitif), autant j’ai des doutes concernant la variable de besoin de cognition.
Voilà ce que les auteurs nous disent à son sujet :
Need for cognition (Cacioppo & Petty, 1982) represents the tendency to engage in and enjoy effortful cognitive activity, and is considered probably the most common thinking style across the literature (Newton et al., 2023). Contrary to the CRT [le Cognitive Reflection Test, utilisé comme mesure du style cognitif réflexif], it is not a behavioural measure but a self-reported trait. It is related to the CRT (Littrell et al., 2020; Pennycook et al., 2016; de Holanda et al., 2020) and also to variables known to predict vegetarian diet such as intelligence and openness (Furnham & Thorne, 2013).
Au vu de cette caractérisation, ça me semble plus difficile d’exclure d’emblée l’hypothèse que le style cognitif est une cause du besoin de cognition. Si cette hypothèse s’avérait vraie, une partie de l’effet causal du végétarisme serait médiée par le besoin de cognition. En ajoutant le besoin de cognition comme variable de contrôle, on s’empêche alors de mesurer cette partie médiée de l’effet causal. Cela veut dire que, si le coefficient du style cognitif était tombé à zéro, on ne pourrait pas conclure que l’effet causal du style cognitif est nul, parce que l’hypothèse d’un effet causal entièrement médié par le besoin de cognition resterait sur la table.
C’est pour cela que j’ai du mal à interpréter leur régression. Du coup, leur analyse du deuxième questionnaire ne me semble apporter rien de plus pour soutenir l’idée d’un lien causal entre style cognitif et végétarisme.
Relations causales ou constitutives ?
Avant de conclure, attardons-nous un peu plus sur le problème repéré, qui est plus profond qu’il n’en a l’air. Tels que présentés dans l’article (et je n’ai pas exploré davantage leurs littératures respectives), les deux « construits » – pour reprendre le jargon psychologique en vigueur – semblent très proches : les entités psychologiques auxquelles ils font référence semblent, au moins en partie, se recouper. Le Cognitive Reflection Test vise à mesurer un style cognitif réflexif, défini comme un style cognitif utilisant des « processes involving mental operations such as rule-based thinking or mathematical calculation which require cognitive effort and concentration. » En gros, le style cognitif réflexif est une façon de penser où l’individu a tendance à être concentré et à faire un effort. Comparons maintenant avec le besoin de cognition : « the tendency to engage in and enjoy effortful cognitive activity ». Le besoin de cognition semble juste être la combinaison d’un style cognitif réflexif et d’une prise de plaisir !
En général, raisonner avec des concepts qui se recoupent partiellement complique considérablement la tâche de l’inférence causale 5. Ici, ça aurait pu nous amener à conclure, à tort, qu’il n’y a pas de relation causale. Dans d’autres circonstances ça peut donner l’illusion qu’on a trouvé une véritable relation causale parce qu’une association statistique résiste à l’ajout de variables de contrôle, alors qu’on a en fait juste mesuré deux fois la même chose. Ce qu’on aurait alors découvert, c’est une relation de dépendance non pas causale, mais constitutive. C’est ce qui arrive quand deux entités sont, au moins partiellement, « constituées » des mêmes « ingrédients ». Et en général ce n’est pas une découverte très intéressante. Comme c’est nous qui définissons initialement nos concepts, la relation entre les deux est souvent vraie par définition ! Dans ce cas, si nos mesures sont bonnes, on doit nécessairement s’attendre à une corrélation robuste entre les deux.
J’aurai sûrement l’occasion de revenir sur ces enjeux importants en psychologie, parce que la façon dont les psychologues articulent la définition d’un construit, sa mesure et la découverte de ses relations avec d’autres construits a souvent été une source de confusion pour moi6. Je prévois aussi de discuter d’autres articles de recherche dans le futur, que ce soit en psychologie ou ailleurs, au gré de mes trouvailles et de mes intérêts du moment.
Je ne sais pas ce que « non-modal » veut dire, c’est peut-être en référence au mode d’une variable en statistiques, qui correspond à sa valeur qu’on retrouve le plus dans notre échantillon. Dans ce cas, « non-modal » voudrait dire quelque chose comme « minoritaire ». ↩
Par exemple, Dunbar, dans Evaluating Research Methods in Psychology (2005) nous dit la chose suivante :
There are several types of research design. The distinctions between them are important because they directly limit the types of conclusion that can be drawn from the study. The strongest conclusion that we aim to draw is a causal conclusion. A causal conclusion says that some outcome is caused by something. For example, if I press a key on my keyboard, that causes the corresponding letter to appear on the computer screen. You can only draw causal conclusions validly from true experiments. (p. 4)
Il met plus tard en garde : « correlational designs do not permit causal conclusions » (p. 6). ↩
Le seul endroit de l’article où ils parlent explicitement de causalité, c’est pour discuter brièvement l’hypothèse d’une causalité inversée, mais ça ne semble pas influencer leurs conclusions finales :
One final point may be mentioned regarding the causal status of the observed relationships in this study. We believe that the causal path goes more probably from cognitive style to food choice and not the reverse. While studies on the health consequences of a plant-based diet suggest significant benefits, specific effects of vegetarianism on cognition are not proven.
Question intéressante : dans quelles circonstances une corrélation entre deux variables est-elle un indice probant d’une relation de causalité ? Je dirais que ça va dépendre de notre connaissance théorique d’arrière-plan. Soupçonne-t-on, sur la base de notre compréhension préalable de ce qu’on étudie, l’existence de variables confondantes ? Personnellement, dans le cas du végétarisme et du style cognitif, je m’attendrais à une corrélation assez forte du simple fait d’une sur-représentation végétarienne dans certaines catégories sociales privilégiées. Démontrer la corrélation constitue donc pour moi un indice assez faible en faveur de l’hypothèse que le style cognitif cause le végétarisme. (Mais je considère par ailleurs cette hypothèse assez probable a priori, sur la simple base de la vraisemblance des mécanismes causaux en jeu.) ↩
Je ne suis pas sûr de bien comprendre pourquoi les auteurs ont choisi cette variable. Ils évoquent (1) le fait que le besoin de cognition est un trait de personnalité et (2) le fait qu’il est mesuré par self-report. Cela contraste avec le style cognitif, qui serait davantage une compétence, mesurée par un test de performance (le CRT). L’idée ici serait peut-être que les traits de personnalité sont forcément situés sur un autre plan que les compétences, ou bien que la méthode de mesure (auto-déclaration ou test de performance) fait une différence, mais je ne vois pas trop pourquoi ce serait le cas. ↩
J’ai en tête des problèmes comme la « jingle-jangle fallacy » (voir Flake & Fried, 2020), ceux mis en évidence par McGrath (2005) sur la « conceptual complexity », ou les critiques plus profondes de Smedslund (1978, 1991). ↩