Quelques remarques sur la recension de What We Owe the Future par Alexandre Billon

13 minute read

Published:

Le longtermisme, présenté et défendu par William MacAskill dans What We Owe the Future (sorti en été 2022), a rencontré en France un faible écho académique, en partie dû à l’absence de familiarité avec la tradition intellectuelle dans laquelle s’inscrit MacAskill. La recension d’Alexandre Billon, qui avait échappé à mon attention (elle est parue en décembre 2022), est intéressante à cet égard puisqu’elle vient d’un chercheur en philosophie. Elle offre un éclairage stimulant sur les idées de MacAskill, mais certaines critiques mises en avant me semblent toutefois s’appuyer sur des malentendus autour de l’altruisme efficace et du longtermisme1, malentendus que je voudrais contribuer à dissiper ici.

Au niveau éthique, sa recension adopte comme prisme d’analyse la dichotomie objectif-impartialité / subjectif-partialité (ce qui n’est pas surprenant puisque cette dichotomie est un des thèmes de recherche personnels d’Alexandre Billon). Il caractérise ainsi l’altruisme efficace comme suit :

L’altruisme effectif [sic] prétend que nos choix moraux sont souvent mauvais parce qu’ils sont biaisés par nos points de vue particuliers, locaux et subjectifs, et qu’ils en deviennent à la fois partiaux et inefficaces.

À première vue, l’altruisme efficace se prête bien à être rangé du côté de l’objectivité et de l’impartialité. Mais il y a une nuance de taille, qui n’est malheureusement pas évoquée par l’auteur : l’altruisme efficace n’a pas l’ambition de couvrir l’ensemble de la morale. En témoigne la diversité éthique qu’on trouve parmi les gens qui composent le mouvement social de l’altruisme efficace – dont un certain nombre, rappelons-le, se revendiquent même de l’anti-réalisme moral ! En témoigne aussi la définition de l’altruisme efficace que propose MacAskill lui-même dans un autre texte (dont on peut trouver la traduction en français ici).

L’Altruisme Efficace est : (i) l’utilisation de données probantes et d’un raisonnement rigoureux pour déterminer comment maximiser le bien pour une unité de ressource donnée, en interprétant provisoirement « le bien » en termes welfaristes et impartiaux, et
(ii) l’utilisation des découvertes de (i) pour essayer d’améliorer le monde.

Bien qu’il adopte « temporairement » une conception impartiale du bien, il ne réduit absolument pas la morale à la maximisation de ce bien. Pour lui, l’altruisme efficace est donc compatible avec l’existence de « side constraints » morales, du type « il ne faut pas tuer ». Plus encore, prenez une théorie morale comme celle de W. D. Ross, selon laquelle plusieurs devoirs moraux fondamentaux co-existent, notamment un devoir de fidélité, de gratitude, etc., mais aussi un devoir de bénévolence (Skelton, 2022). Dans la mesure où Ross interprète ce dernier comme un devoir de maximisation du bien agrégé, sa théorie reste tout à fait compatible avec l’altruisme efficace. L’idée générale est la suivante : à partir du moment où on accepte qu’au moins une dimension de la morale consiste à utiliser certaines de nos ressources pour avoir le plus grand impact positif sur le monde, on se retrouve à bord du projet de l’altruisme efficace. Le prérequis semble peu exigeant !

Alexandre Billon évoque ensuite une série de « paradoxes » du longtermisme. Je pense qu’il est important ici de bien distinguer les problèmes qui touchent (1) le longtermisme fort, tel qu’il est défini et défendu par Greaves et MacAskill (2021), (2) le longtermisme faible défendu par MacAskill dans son livre, (3) certaines variantes spécifiques de longtermisme (fort ou faible), et (4) la tradition intellectuelle dans laquelle le longtermisme s’inscrit.

Le premier paradoxe, qu’il décrit comme « une conséquence directe de l’éthique longtermiste », est le suivant :

si une action permettait d’augmenter un tout petit peu (disons de 0,01) la probabilité de survie à long terme de l’espèce humaine, elle pourrait être moralement légitime même si elle impliquait de tuer la moitié de la population actuelle de la Terre.

C’est un malentendu que je vois souvent. Le longtermisme, même dans sa variante forte défendue par Greaves et MacAskill (2021), ne dit rien là-dessus, ce n’est donc pas du tout une de ses « conséquences directes ». Le longtermisme est à la fois compatible avec une théorie utilitariste de l’acte, qui ne verrait aucun problème à sacrifier activement des gens, et avec une théorie qui l’interdirait formellement. Dans le second cas, l’adhésion au longtermisme est juste conditionnée au fait que les actions qui ont les meilleures conséquences pour le long terme ne requièrent pas de sacrifice actif de la génération présente.
Maintenant, une autre question intéressante se pose : est-ce que le longtermisme suggère ce sacrifice, même si ce n’en est pas une implication directe ? Puisque l’argumentaire longtermiste invite à considérer le poids moral de quantités astronomiques de valeur future, il est facile d’en conclure que ce poids moral écrase, et donc évacue, toute autre considération morale, y compris les contraintes morales de sens commun. L’argumentaire longtermiste inviterait, pour ainsi dire, à faire un pas vers l’acceptation du sacrifice. C’est vrai, mais remarquons qu’on trouve le même genre de dilemme, à des degrés divers, dans beaucoup d’autres courants de pensée (écologie, animalisme, socialisme, anti-racisme, fondamentalismes religieux, etc.). À partir du moment où quelque chose est jugé particulièrement important (la protection de l’environnement, la prise en compte des intérêts des animaux non humains, etc.), se posera toujours la question de la considération qu’il faut accorder à tout le reste – une variante de cette question étant le fameux : la fin justifie-t-elle les moyens ?

Le deuxième et le troisième paradoxes relèvent de l’éthique des populations, une branche de l’éthique qui s’intéresse à la valeur de mondes possibles en fonction du nombre et de la qualité de vie des individus qui y vivent. Dans son livre (particulièrement le chapitre 8), MacAskill justifie principalement le longtermisme sur la base d’une conception spécifique en éthique des populations, conception qui est effectivement sujette à certains paradoxes relevés par l’auteur. Toutefois, le longtermisme peut s’accommoder d’autres conceptions, comme l’évoquent Greaves et MacAskill (2021), telles que l’utilitarisme négatif (qui n’attribue de poids moral qu’au mal-être pour déterminer la valeur d’un monde) ou l’utilitarisme du niveau critique (selon lequel cela vaut le coup d’ajouter une vie dans un monde seulement si cette vie a une valeur qui dépasse un certain niveau de bien-être positif). Cela veut dire que, contrairement à ce qu’indique l’auteur, la fameuse « conclusion répugnante » n’est pas du tout une implication du longtermisme.

Enfin Alexandre Billon évoque le problème « plus général et plus profond » de l’altruisme efficace et du longtermisme : 

J’ai dit que le livre de MacAskill avait quelque chose de magique ou de fascinant ; qu’il semblait à la fois, et pour la même raison, convaincant et douteux, attirant et repoussant. Cette raison, c’est qu’il adopte ce que Peter Singer appelle (après Henry Sidgwick) le point de vue de l’univers, et qu’on appelle parfois le point de vue de nulle part (Thomas Nagel), le point de vue de l’éternité (Spinoza) ou le point de vue de Sirius (Camus) : un point de vue détaché, maximalement objectif. Or, si un tel point de vue est vraisemblablement optimal en sciences, et partant optimal pour déterminer le passé et le futur de l’humanité, il peut être désastreux en éthique. Bernard Williams n’a eu de cesse de critiquer le « système de la moralité », ce par quoi il désignait les différentes tentatives, kantiennes ou utilitaristes, d’arriver à une éthique objective, et de manière connexe, générale et systématique. Il affirmait qu’en éthique le recul réflexif peut détruire la connaissance.
On dira alors qu’en éthique nous sommes myopes : nous ne voyons bien les choses que d’un point de vue local, subjectif et incarné, et lorsque ces choses sont assez proches de nous. Lorsqu’on prend trop de recul, on ne peut plus comprendre ce qui fait la valeur d’une vie et on est bien trop prompt à faire fi de l’identité des personnes sur lesquelles portent nos choix ou de la séparation absolue de ces personnes entre elles.

C’est un type de critique qu’on entend couramment à l’encontre de l’altruisme efficace. Je pense notamment à Crary (2023), mais on la retrouve déjà chez Srinivasan (2015) quand elle recensait Doing Good Better, le précédent livre de MacAskill2. Comme l’auteur le note lui-même, sa portée est plus générale puisqu’elle vise toutes les tentatives pour systématiser la morale. Je suis d’accord que la majorité de la réflexion morale qui justifie l’altruisme efficace et le longtermisme tient pour acquis une certaine conception systématisante de la morale. Cette conception ne va pas de soi et c’est important d’en être conscient, Alexandre Billon a raison de le signaler.

Cela étant dit, je reste un peu frustré par cette critique quand elle est utilisée comme point final au débat (ou à l’article, en l’occurrence). Mon inconfort vient en partie de ma difficulté à comprendre comment on est censé mener une réflexion morale argumentée si on s’affranchissait complètement de cette conception3.
D’un autre côté, si on ne la rejette pas complètement – et qu’on continue, par exemple, à suivre une démarche d’équilibre réfléchi –, alors on reste confronté aux questions éthiques coriaces qui constituent le point de départ de l’altruisme efficace et du longtermisme, à commencer par :

  • Y a-t-il certaines activités altruistes où il faut s’abstenir de discriminer selon le genre, la religion, la nationalité, l’espèce, la date de naissance, etc.?
  • Si on peut utiliser des ressources pour avoir un petit impact ou un grand impact, doit-on les utiliser pour avoir le plus grand impact 4?

Rappelons-le, les points de départ de l’altruisme efficace sont des réponses plutôt innocentes à ces questions, respectivement « oui » et « oui ». C’est ce qui rend les implications contre-intuitives auxquelles on peut arriver ensuite d’autant plus renversantes.
De façon générale, j’aimerais que les critiques de l’altruisme efficace et du longtermisme en fassent plus pour esquisser des réponses alternatives crédibles à ces questions, même si je comprends qu’une recension n’est pas le lieu propice pour le faire. Alexandre Billon semble penser que l’altruisme efficace et le longtermisme vont trop loin dans le « recul réflexif » en s’affranchissant de notre « point de vue local, subjectif et incarné ». Y a-t-il des discriminations, parmi toutes celles que le recul réflexif nous amènerait à rejeter, qui seraient en fait légitimes ? En l’absence de réponses qui permettraient de bien saisir les différentes options théoriques sur la table, le geste radical consistant à rejetter la conception systématisante afin de critiquer l’altruisme efficace ou le longtermisme me semble manquer de débouché constructif.

  1. Il y a d’autres points, plus mineurs, qui m’ont un peu chiffonné : la comparaison avec la religion (qui semble tout à fait injustifiée), quelques passages qui induisent en erreur sur les propos de MacAskill (sur l’intérêt de devenir trader ou l’évaluation de la valeur d’une vie animale selon sa quantité de neurones) ou sur le longtermisme (la référence à un « credo longtermiste » trop vague). 

  2. Voilà comment elle voyait cet aspect de l’altruisme efficace :

    What is required is impersonal, ruthless decision-making, heart firmly reined in by the head. This is not our everyday sense of the ethical life; such notions as responsibility, kindness, dignity and moral sensitivity will have to be radically reimagined if they are to survive the scrutiny of the universal gaze. But why think this is the right way round? Perhaps it is the universal gaze that cannot withstand our ethical scrutiny.

  3. La critique radicale que propose Williams dans Ethics and the Limits of Philosophy (1985) ne débouche pas sur une autre manière de réfléchir aux mêmes questions éthiques, mais sur une invitation à abandonner ces questions éthiques, et en particulier le fameux « que dois-je faire ? ». On peut vouloir suivre Williams dans cette voie, mais il faut bien se rendre compte de sa radicalité. Elle permet de se débarrasser facilement des questions retorses du longtermisme, mais on se débarrasse en même temps de la plupart des questions éthiques qui pourraient nous intéresser.
    Une autre critique de la conception systématisante nous vient des philosophes qui pensent qu’il n’y a pas de « principes éthiques » qu’on peut mobiliser, par exemple des lois morales absolues comme « ne pas tuer », quand on est face à un problème éthique. À la place, il y a tout un ensemble de considérations irréductibles et propres à la décision concrète qu’on a à prendre. C’est ce qu’on appelle le particularisme. Mais avoir des penchants particularistes ne dispense pas vraiment de répondre aux questions qui intéressent les longtermistes. Seule une variante extrême de particularisme s’en émanciperait complètement, mais une telle variante me semble peu plausible.
    Enfin, de façon encore plus radicale, on peut critiquer la conception systématisante en renonçant à toute réflexion morale argumentée, mais j’imagine que la plupart des gens qui s’intéressent à l’éthique trouveront cette position peu attractive. 

  4. C’est une question abordée seulement récemment en philosophie morale, dans le sillage de l’altruisme efficace. Voir par exemple le livre récent de Theron Pummer, The Rules of Rescue: Cost, Distance and Effective Altruism (2023).